Je plante, donc je suis (Grappilleur n°135)
Quand on dit d’une personne qu’elle « est philosophe », on sous-entend qu’elle a acquis les qualités permettant de passer une épreuve, s’est apaisée et assagie, une connotation positive donc. Pourtant, parler philosophie peut paraître pompeux et même ennuyeux. Il est possible que les cours de « philo » du gymnase que vous avez subis comme moi – barbants et interminables – vous aient éloignés de cette discipline immémoriale. Philosophie : l’art d’aimer la sagesse, nous dit l’étymologie. Rechercher la vérité, selon un moraliste. Trouver le bonheur, pour un épicurien. Une des disciplines les plus anciennes, qui n’a que peu changé sa manière d’innover depuis l’Antiquité, à vrai dire : il faut réfléchir, cogito ergo sum, c’est pourtant simple !
Tant qu’à réfléchir, un peu de recul ne nuit jamais. Notre civilisation occidentale doit beaucoup au monde gréco-romain qui plonge ses racines tout autour du Bassin Méditerranéen. En tant qu’espèce, la vigne sauvage y est probablement apparue il y a environ 60 millions d’années. Les traces de sa domestication sont, elles, beaucoup plus récentes : des vestiges trouvés entre Mer Noire et Mer Caspienne ont pu être identifiés comme de vieilles amphores à vin datant de 6000 av. J.-C. Fascinante histoire de cette culture qui a embrasé et donné de vives couleurs aux mythologies grecque et romaine.
Pouvons-nous en quelques lignes tenter de relier la culture de la vigne et l’art viticole au cheminement philosophique ? Il est évident que le Christianisme a tôt fait d’intégrer l’importance de la vigne, et pas seulement dans son roman historique. Quelle eût été l’assiduité des moines copistes s’ils n’avaient eu la « dive bouteille » à portée de lèvres une fois le travail fini ? Et je ne vous fais pas l’affront d’imaginer les Côtes du Rhône si elles n’avaient hébergé la Papauté pendant un siècle. À moins que ce ne soit précisément à cause de la réputation des vignes que Clément V, fuyant les luttes entre factions romaines et roi de France, ait choisi Avignon. Quitte à rester dans le Saint Empire, il faut bien reconnaître au climat de Provence quelques avantages sur celui de la Saxonie.
Si la philosophie est vraiment l’art de la sagesse, serons-nous plus sages après avoir dégusté un très bon vin, et même après… plusieurs ? Plus proches de la vérité ou plus heureux, afin de revenir aux trois grandes questions existentielles ? À chacun sa réponse, mais il est clair que passé un certain seuil, l’éthanol finit par nous éloigner d’une meilleure connaissance du monde en modifiant notre perception de la réalité. À défaut d’être un épicurien ayant acquis la sagesse de savoir marcher sur la ligne de crête sans faillir, il nous faut rechercher ailleurs que dans l’euphorie passagère la relation entre philosophie et art viticole.
Et précisément, la culture de la vigne, que demande-t-elle si ce n’est une attention entièrement dévouée à son bien-être et sa croissance ? Sans vigneron, la vigne pousserait en hauteur, redeviendrait liane et ne donnerait pratiquement pas de fruits. Il faut la soigner, éviter les parasites, pas trop d’eau non plus. Pour sublimer le goût de ses baies, la vigne doit souffrir : se dessécher en hiver, avoir les pieds ravinés au printemps ; plonger ses racines dans la terre aride pour ramener ses nutriments ; accepter d’être taillée et débarrassée de ses trop nombreux fruits ; elle saura alors profiter du soleil radieux quand il arrive pour se parer d’une robe somptueuse et finir sa maturation en beauté. Sa longévité est impressionnante et les vieux ceps à force de contorsions finissent par ressembler à la peau burinée des paysans. Le parallèle entre notre arc de vie et les saisons de la vigne est évident et quelque part, rassurant. Elle nous rappelle que nous faisons bien partie du même cosmos, ainsi que les Anciens appelaient notre environnement.
Une fois les vendanges effectuées, le vigneron entre en jeu et doit déployer de la patience, de l’attention, de la résilience, une grande connaissance des mécanismes naturels, l’utilisation judicieuse des sens, de gros investissements doublés d’efforts soutenus sur la durée et avec un grain d’humilité. En bref, toutes des qualités qui ne peuvent que marquer une existence humaine accomplie. C’est peut-être là que réside la clef de la fascination immémoriale qu’exerce l’art viticole dans les régions où il s’y déploie. D’ailleurs, connaissez-vous une région viticole où la cuisine n’y soit agréable à l’œil, à l’odorat et au goût ? Le lien avec les plaisirs qu’offre la nature est immédiat et réconfortant.
Les Anciens voyaient dans la quête philosophique le moyen d’accéder au bonheur par la maîtrise de soi, l’alignement avec la nature et le développement de la sagesse. Ce faisant, ils ne plaçaient pas l’Homme au centre de l’Univers mais lui ont indiqué qu’il pouvait tirer de la contemplation de ce même univers un plaisir infini et un peu de sagesse. Cette piste me semble finalement plus abordable et consensuelle pour pouvoir profiter de l’existence qui nous est offerte.
Et cela, même l’intelligence artificielle n’y pourra rien changer !
Marie-Christine Sawley
Inspiré de La Philosophie du Vin, Pierre-Yves Quiviger, Albin Michel, 2023