À la recherche des « ronds de sorcière » (Grappilleur n°134)
Février marque en plein hiver le sommet de la saison de la truffe de Provence. Lors de sa visite du Domaine de Montine à Grignan, la Baronnie suisse des Côtes du Rhône a consacré une journée entière à ce champignon mystérieux, au parfum si particulier et reconnaissable entre tous. Les truffes se forment en automne, ce sont des champignons mycorhizés qui poussent sous un arbre hôte – en majorité un chêne vert, un noisetier ou un tilleul – avec les racines duquel ils forment une étroite association.
Les truffes se développent sous quelques centimètres de terre, souvent repérables en surface par un anneau plus ou moins prononcé autour de l’arbre hôte à l’intérieur duquel la végétation est pauvre. Les rabassiers (i.e. truffiers en provençal) connaissent bien ce phénomène qu’ils appellent « ronds de sorcière ». Ils les repèrent dès la fin de l’automne avant de venir ramasser les truffes matures de décembre à mars. Le réseau de filaments du mycorhize contiendrait des phytotoxines visant à assurer l’exclusivité des nutriments présents dans la zone en question pour la truffe, voilà une espèce végétale qui sait comment assurer sa survie ! Beaucoup d’inconnues subsistent encore dans la connaissance de la culture truffière, comme le remarquait vers 1850 le Genevois Jean-Antoine Petit-Senn : « Le génie dans les arts et la truffe dans les champs s’affranchissent des règles de la culture ; on les trouve sans pouvoir les reproduire. » Tout est dit.
Le temps froid, beau et sec du 3 février était propice à l’excursion dans les champs truffiers pour partir à la recherche des Tuber Melanosporum et autres Tuber Brumale, les deux truffes noires d’hiver. La matinée a donc commencé par le cavage, soit la recherche et le ramassage de ces petites merveilles gustatives. Le Domaine de Montine organise des demi-journées de cavage au cours desquelles la complicité s’exprime pleinement entre le chien et le rabassier pour remplir la besace. D’autant que la gent canine reste très friande de ces bouchées parfumées et ne se gêne pas pour en croquer une de temps en temps : le maître truffier a tout intérêt à reprendre la main dès que son compagnon commence à gratter la terre brune s’il veut s’assurer que la pépite finisse à la cuisine !
Après le cavage, une visite du marché aux truffes s’impose. Comme les diamantaires qui commercent à Anvers les pierres brutes selon des codes réservés aux professionnels, les rabassiers ont eux aussi leurs règles, leur bourse et leurs lieux d’échange. Richerenches se situe dans l’enclave des papes de Valréas, pastille du Vaucluse en terre drômoise. Moins de cinq-cents habitants, deux ou trois rues autour d’une sublime petite église et un minuscule centre historique qui aurait hébergé une demeure des Templiers au XIVe siècle. Ce petit bourg voit chaque samedi de mi-novembre à mi-mars les marchands truffiers converger vers son centre. 30 % des truffes produites sur le territoire national y sont échangées en gré-à-gré. Alors que le Cours du Mistral voit circuler des sacs de plus de trente kilos entre professionnels, le centre historique abrite lui le marché pour les particuliers où l’on peut acheter des tubercules pesés au gramme près et se régaler de quelques spécialités locales. Le folklore local dédie chaque année à Saint Antoine, patron de l’église du bourg, une messe aux truffes à fin janvier au cours de laquelle une mise aux enchères des meilleurs spécimens du marché permet la récolte de fonds pour la paroisse.
Point d’orgue d’une matinée bien remplie, le restaurant du Domaine de Montine nous accueille pour un menu entièrement « truffe » de l’amuse-bouche au dessert : la melanosporum, le régal des amateurs, peut se consommer crue ou cuite, alors que la brumale, un peu moins onéreuse, a besoin de la cuisson pour révéler pleinement son parfum et se débarrasser de son odeur naturelle légèrement âcre. D’excellents vins du domaine accompagnent cette harmonie de goûts où le parfum délicat, profond et légèrement terreux de la truffe est réhaussé sans jamais dominer. Ces pépites bosselées transformées par le cuisinier en plats somptueux ne sauraient être comparées aux ersatz fabriqués à partir de truffes de moindre saveur accommodées d’un composé chimique pour les aromatiser ! Pour une dégustation de qualité, nous ferons donc confiance encore pendant longtemps au rabassier parcourant les champs truffiers avec son compagnon à l’odorat surmultiplié à la recherche du diamant noir caché sous les « ronds de sorcière ».
Marie-Christine Sawley